Le podcast hélicoïdal

L’humain est aussi une machine

Un orchestre symphonique dessiné à l'encre. Posé au sol, une couverture de partition dit en anglais "Wagner, not to be played much before 1995" (Wagner, à ne pas trop jouer avant 1995). Tous les musiciens sont dans des positions extravagantes, une rangé de chats forment la gamme de La mineur, Le chef d'orchestre flottant en l'air bat la mesure avec les pieds et les mains.

The Music of the Future (la musique du futur), auteur inconnu, 1869.

Dans mon article Le geste créateur, je mentionnais le fait que les artistes usant d’outils numériques (dont je fais partie) accordent très fréquemment une attention particulière à donner à leurs œuvres un aspect traditionnel, analogique. Ils essaient de réintroduire les imperfections et les accidents des techniques traditionnelles et de rendre la chaleur que l’aspect digital fait perdre.

Agnès, ma poule1, me fait remarquer que les humains sont aussi des machines, et capables de grande perfection ; qu’à contrario, et en particulier quand ils utilisent des techniques analogiques et traditionnelles, manuelles, ils essaient aussi souvent d’effacer toute imperfection, tout accident, ils essaient de garder un contrôle total et atteindre une absolue perfection. Et ils en sont capables, atteignant une précision qu’on ne pourrait croire possible que par des machines. Prenons l’exemple d’un orchestre symphonique : tout comme des machines, plusieurs dizaines de musiciens sont capables de suivre une partition et se synchroniser parfaitement, coordonnant des milliers d’actions en temps réel avec une précision extrême. Selon elle, l’humain n’a pas à se sentir dévalorisé par la machine ou l’intelligence artificielle, étant capable de faire au moins aussi bien.

Agnès a tout à fait raison, et j’ajouterais même que l’humain dépasse la machine. Il est capable d’avoir sa précision, mais il y ajoute aussi ce que justement aucune machine ni intelligence artificielle ne comprend : l’interprétation. La raison pour laquelle les mélomanes se déplacent pour assister à des concerts symphoniques plutôt que de seulement écouter la musique sur leur système Hi-Fi est qu’il n’y a jamais deux concerts identiques, alors que la partition ne change pas. L’ambiance, l’émotion et l’humeur du moment, autant celles des musiciens que celles du chef d’orchestre que celles du public, font que le ressenti sera toujours différent. Il peut suffire d’un chef d’orchestre fatigué ou exalté pour assister à deux représentations très différentes.

Revenons à nos artistes numériques qui cherchent à restaurer les imperfections de l’analogique tandis que d’autres artistes traditionnels cherchent la perfection que le numérique pourrait leur apporter. N’y a-t-il pas là un paradoxe ? Il y a en tout cas un point commun dans les deux cas : la volonté de pousser le détail, la recherche d’une perfection de l’œuvre, en dépassant les limitations de l’outil utilisé, quel qu’il soit. Et il y a sans doute aussi un goût commun pour l’effort et le labeur artistique. C’est d’ailleurs cet effort, ce souci du détail qui fait l’impression de l’œuvre sur les spectateurs ; c’est ce que j’appelle la générosité de l’œuvre et de l’auteur, une notion importante que j’essaie de transmettre à mes étudiants, et qui est très liée au simple temps passé à mûrir et améliorer l’œuvre, quelle qu’elle soit. C’est précisément de ce processus que peut nous priver l’IA, en tout cas si elle est utilisée dans le simple but de gagner du temps. Ce temps est nécessaire et indispensable, et l’usage de l’I.A. pour le réduire n’est pas généreux. Une fois passée la sidération face à l’apparente magie de l’I.A., le spectateur pourra bien s’en rendre compte, et pourra se lasser de ces œuvres « trop faciles ». Face à une œuvre particulièrement bien exécutée, techniquement parlant, la première question risquant d’être posée devient « Est-ce de l’I.A. ou de l’artisanat exceptionnel ? » ; si la réponse est l’I.A., alors le spectateur passe son chemin sans y porter plus d’attention. Avec la disparition de la performance et de la prouesse, l’intérêt disparaît.

Bien évidemment, ce n’est pas la prouesse technique qui fait la qualité d’une œuvre, mais cette idée de générosité que nous développons ici est sous-tendue par l’importance du temps passé, qu’il soit à la réalisation pratique de l’œuvre ou à sa maturation artistique. Or, et on revient à cet article précédent étudiant Le geste créateur, le temps de fabrication est aussi un temps de maturation artistique dont l’usage d’outils comme l’IA peut facilement nous priver, et dont il est important de compenser la perte. Le temps de l’art est à la fois indispensable et incompressible.

  1. Afin de respecter l’anonymat de mes lecteurs et auditeurs, j’assimile leurs remarques à celles de ma poule Agnès, avec qui je passe beaucoup de temps à philosopher. ↩︎

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