Le podcast hélicoïdal

La démarche artistique

Fishermen at Sea, J. M. W. Truner, 1796

À l’époque classique, les beaux-arts1 (et aussi la musique) sont dans une quête de la beauté objective, définissant et suivant des règles esthétiques rationnelles. Un concept abstrait de la beauté a pu en être tiré, que par définition une intelligence artificielle générative ne peut pas comprendre, n’étant capable d’aucune abstraction, n’ayant connaissance d’aucune règle, ne possédant aucune rationalité. En trois siècles, l’humanité a toutefois produit suffisamment d’œuvres répondant à ces canons de beauté, et continue d’en produire, constituant une base de données conséquente capable de nourrir l’I.A., lui permettant de reproduire de « belles » œuvres suivant ces règles consensuelles.

Au milieu du 18è siècle, Edmund Burke2, dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, introduit la notion de sublime, aux racines du romantisme qui suivra au 19è siècle. Le sublime vient d’une part de la passion engendrée par la crainte (en particulier la crainte de la mort) et d’autre part de la grandeur, de l’infinité, de la magnificence des objets. Le sublime souligne l’importance de l’immense (ou éventuellement du minuscule), du vertige, du vaste, de toutes ces dimensions émotionnelles à la fois hors du commun et dangereuses. Le sublime est une émotion rare, celle qu’on peut ressentir face au vide depuis le sommet d’une montagne, ou au bord d’une mer agitée, ou très probablement à la vision de la planète Terre depuis l’espace ; elle est d’ailleurs très liée à la nature. Comment une IA qui ne fait que moyenner des choses déjà vues pourrait seulement commencer d’approcher le sublime, que le romantisme a poursuivi durant tout le siècle suivant ?

À la fin du 19è siècle, avec la naissance de sa critique, l’art devient sujet d’écriture ; on s’éloigne progressivement de la recherche du beau ou de l’émotion. L’art moderne, puis l’art contemporain au 20è siècle, nous apprennent que l’art dépasse l’œuvre d’art. La démarche, l’explication, le contexte et le propos, donnent du sens à l’œuvre.

Comment l’intelligence artificielle dont certains clament qu’elle est un outil artistique (on ne compte plus les prompt artists sur les réseaux sociaux) peut-elle s’insérer dans cette histoire de l’art ? On l’a vu, elle peut éventuellement faire du beau, certainement pas de l’émotion ni du sublime ; mais en tant que démarche artistique plus vaste, a-t-elle son mot à dire ? Une œuvre générée par IA est bien le fruit d’une démarche, dans un contexte, qui peut être critiquée, faisant d’elle une véritable œuvre d’art. Cette démarche en l’occurrence est celle d’humains, de ceux qui décident de faire de l’objet généré par l’IA une œuvre d’art. C’est fait, c’est bien de l’avoir fait ; oui il fallait proposer, questionner, critiquer l’art en tant que fruit d’un algorithme.

Portraits de Alan Turing peints par un robot contrôlé par une I.A., Ai-Da, 2024

Une œuvre d’IA a déjà été peinte par un robot « autonome »3 (si tant est qu’on puisse qualifier un robot électrique et programmé d’autonome), puis vendue aux enchères pour plus d’un million et demi d’euros (mais ce n’est pas le robot qui a reçu l’argent), ce qui n’est pas sans rappeler Et le soleil s’endormit sur l’adriatique, huile sur toile peinte en 1910 un âne, Lolo, alias Joachim-Raphaël Boronali4. Et maintenant, comment va-t-on au delà ?

Et le soleil s’endormit sur l’adriatique, Joachim-Raphael Boronali, 1910

Bien malin celui qui saura prédire quels seront les enseignements de l’art du 21è siècle ; il semble en tout cas que L’IA, en tant que générateur fini, ne se réduise qu’à faire du beau consensuel, capable de reproduire sans les comprendre un certain nombre de « règles » qui émergent en réalité des normes extraites d’une masse de données pré-sélectionnées et filtrées. Ou encore qu’elle se réduise aussi à faire de l’étrange « grâce » à ses hallucinations (qui de toute façon ne font rien qui n’égale les surréalistes du 20è siècle…), ses erreurs, son absence de compréhension, sans pouvoir aller plus loin.

Comme le dit autrement Jürgen « Tante » Geuter5 :

L’IA est une machine à générer des clichés.

Pour ces raisons, l’IA ne sait pas écrire un scénario. Toutes les tentatives ont échoué ; au delà des dialogues sans queue ni tête, les scenarii générés sont toujours d’une banalité affligeante, ennuyante. Par exemple, pour les besoins d’une recherches sur les modèles de langage6, des chercheurs de Microsoft ont tenté de générer des milliers de courts contes pour enfants avec GPT-4. Un cinquième des histoires générées étaient à propos d’enfants allant au parc et ayant peur des toboggans ; les chercheurs ont donc dû prémâcher le travail en générant des requêtes contenant des listes de mots aléatoires et autres détails choisis au hasard, comme une fin heureuse, ou un twist du scénario.
En faisant une moyenne de tout ce qu’elle a appris, en ne sachant pas analyser ce qui fait la qualité d’une œuvre, l’IA dilue le bon, et le mauvais, dans le médiocre, le banal, et se trouve incapable de générer de l’intérêt ou de la surprise. C’est très sensible sur des scenarii de fictions, la représentation textuelle étant mieux protégée de la fascination résultant de la magie apparente de la génération d’images très réalistes, ou reprenant des styles artistiques donnés, sans intervention humaine. Mais sans doute aussi plus simplement parce que la génération de texte est bien plus courante en informatique, depuis plus de 50 ans. Il est fort probable que la fascination pour les images et vidéos générées par ordinateur s’essouffle très vite et qu’on se lasse finalement, et rapidement, de leur banalité. Tout comme on se lasse du formatage hollywoodien des films d’action débordant d’effets spéciaux.

Paradoxalement, l’IA est bien plus performante pour résoudre des problèmes qui ne nécessitent pas de grande créativité, et elle peut faire preuve de pertinence dans la relecture, la critique, le résumé de textes et de scenarii. Elle peut (ou pourra) évaluer la créativité, elle peut repérer les grands arcs narratifs, étudier la présence et la cohérence des personnages. Autant de tâches qui pourraient être analytiques et rationnelles, mais sont le résultat d’une méthode informatique qui a choisi de tourner le dos à l’analyse. Plutôt que de continuer à perfectionner notre compréhension et notre analyse du langage, et ainsi développer des programmes qui auraient nécessité un accroissement du savoir humain, utiliser l’IA dans ce cas conforte la volonté fainéante de déléguer notre intelligence ̀a des machines. Les exemples de ce phénomène sont nombreux et applicables aussi au traitement de l’image. Parce qu’on a trouvé une solution « qui marche » et par volonté d’aller vite, on se satisfait de cette solution sans même se rendre compte de la perte cognitive, à l’échelle de l’espèce, qu’elle représente. Il est notablement paradoxal d’ailleurs qu’après l’esbroufe des IA générant des images complètes à partir de quelques mots, le mouvement semble maintenant se diriger vers des usages plus précis, donnant plus de contrôle aux utilisateurs sur l’image, des outils plus spécialisés, parcourant finalement le chemin inverse et rapprochant progressivement les IA des outils plus classiques de traitement de l’image, vers un point de convergence permettant finalement de redonner le contrôle au graphiste sur ce qui est généré. Tout ça pour ça ! Au moins les pseudo-artistes de l’IA finissent-ils par comprendre que la difficulté ne réside pas dans la fabrication d’une image, d’un texte, d’une musique, mais bien dans leur conception, dans la démarche artistique, fruit d’une expérience, d’une culture, d’un long enseignement, et nécessairement humaine.

Chris Renaud7 le formule bien :

Alors que l’IA ne fait que pomper le contenu que nous avons mis en ligne, nous, créateurs humains, luttons pour ne pas simplement régurgiter nos propres matériaux.8

Si l’on ne se satisfait pas de créations normalisées et banales, l’IA générative ne menace pas directement les créateurs, les autrices et leur art, mais en fait bien plus le métier d’analystes, de critiques, de relecteurs…

Bien que nous parlions ici d’œuvre d’art et de créativité, nous pourrions aussi lier notre réflexion à une certaine vision du travail dans laquelle la production artistique pourrait être incluse. Considérant le travail comme la production d’un bien, d’un service, matériel ou non, utile à la société, ou un sous ensemble de la société, auquel on décide de donner une valeur9, nous pouvons nous demander ce qu’apportent à la société ceux qui se disent artistes mais usant (et abusant) d’IA générative. Quand le gros du travail se limite à la rédaction d’un prompt, et d’une sélection d’images dans un flot sans grande variété, quel peut être le propos artistique ? Qu’est ce que l’artiste raconte à la société ? Est-il possible pour l’artiste de véhiculer un message qui serait le sien en n’utilisant que des images sur lesquelles il ne contrôle la fabrication que de manière très superficielle ? La réponse à cette question nous dira quelle valeur apporter à ce travail. Il n’y a en réalité dans cette démarche qu’une fascination pour la soit-disant « belle » image, celle qui répond le plus rapidement et le plus facilement aux canons de la beauté standard du moment, une moyenne consensuelle de la prouesse technico-artistique de l’époque, mais précisément sans la prouesse liée à la fabrication, et simplement disponible à portée de clic. On ne trouve là aucune démarche artistique ou créative, et cet usage de l’IA générative ne mérite pas vraiment d’approfondir plus loin l’analyse. Demandons-nous plutôt quel est l’impact de l’IA sur les démarches artistiques plus vastes et plus complètes, et comment elle s’intègre aux processus créatifs. N’est-elle vraiment qu’un « outil » comme un autre ou a-t-elle des implications plus profondes ?

  1. Au 18è siècle, les beaux-arts sont l’architecture, la peinture, la sculpture et la gravure. ↩︎
  2. Edmund Burke, 1729-1797 : homme politique et philosophe irlandais. Il est notamment l’auteur d’ouvrages de philosophie portant sur l’esthétique. Penseur emblématique du conservatisme moderne, et important idéologue libéral. Il est le père du libéral-conservatisme. ↩︎
  3. Un portrait de Alan Turing. ↩︎
  4. Un canular monté par l’écrivain Roland Dorgelès. ↩︎
  5. Sociotechnologue et auteur travaillant sur la technologie et son impact social. ↩︎
  6. How Small Can Language Models Be and Still Speak Coherent English, Ronen Eldan, Yuanzhi Li, 24 mai 2023, arXiv:2305.07759 ↩︎
  7. Réalisateur de Moi, Moche et Méchant !, Le Lorax, Comme des bêtes… Animateur, Storyboardeur et Producteur. Citation extraite d’une interview donnée au magazine en ligne 3DVF. ↩︎
  8. « Because AI basically pulls from the content we have put online, we’re also struggling as human creators to not just be regurgitating our own material. » ↩︎
  9. Faisant de cette définition un objet politique et débattable. ↩︎

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