Le podcast hélicoïdal

Le trou noir philosophique

Black Hole with Accretion Disk Visualization, NASA

Intermédiaire parasite de la culture

Si l’I.A. générative ne fait ni l’art ni l’artiste, qu’elle ne crée rien, qu’elle ne réduit pas globalement la quantité de travail humain, que fait-elle ? comment et pourquoi s’impose-t-elle ? Au-delà de la tendance des réseaux sociaux et des médias en général à monter en épingle toutes sortes de tendances avant que quiconque ne sache réellement analyser et prédire leurs intérêts et conséquences futures1, qu’est-ce qui propulse l’I.A. ? Il y a une part évidente de discours marketing, et de mode entretenue par les différents acteurs de l’I.A., qui tentent de faire le buzz par tous les moyens, que ce soit en publiant des lettres ouvertes alarmistes2 ou en diffusant des démos impressionnantes mais bien choisies et pré-enregistrées des résultats de leurs diverses expérimentations, ou encore en se reposant sur les discours enthousiastes mais amateurs de nombreux influenceurs, excités à l’idée de tester « en avant-première » ou en « beta fermée » les dernières innovations toujours appelées à révolutionner des métiers qu’ils ne connaissent pas3. Mais pourquoi une telle débauche si au final l’I.A. générative, malgré ses nombreux défauts et les nombreuses objections à son usage, n’est même pas économiquement rentable4 ? En fait, en s’imposant partout, que ce soit comme filtre sur nos recherches, ou comme simple agrégateur de contenus capable de régurgiter toutes sortes de médias à l’utilité toute relative, elle se place comme intermédiaire à la culture en général et au sens large. Nourrie de notre contenu culturel collectif, largement accessible via internet, elle est une nouvelle émanation de l’économie de plateforme, dont la valeur sociale ajoutée reste finalement faible5. Les acteurs du secteur technologique et numérique ont bien compris au 21ᵉ siècle l’importance de se placer comme intermédiaire entre les usagers et divers produits et services6 avec le but premier de gagner en importance et en puissance ; la monétisation peut n’arriver que dans un second temps, leur priorité étant bien en premier lieu de mettre en place, sous couvert d’un nouveau « service », un contrôle sur l’accès aux ressources et de se rendre incontournable. Les I.A. génératives peuvent être vues dans ce contexte comme un contrôle sur l’accès à la culture, au sens large, avec lesquelles elles sont nourries et entraînées, accaparant purement et simplement une valeur sociale et économique commune, s’appropriant notre culture et ayant le pouvoir d’en contrôler notre accès ; c’est assurément là que réside l’intérêt pour les acteurs privés qui les développent, le modèle économique pouvant être défini dans un second temps une fois le contrôle assuré. Le « service » rendu pourra être alors dégradé sans risque de perdre les utilisateurs qui n’auront plus véritablement d’autre choix, dans le but de dégager progressivement de nouvelles marges financières7. Ceci avant que n’ait lieu un nouveau retour de balancier, un nouveau domaine où les mêmes entreprises pourront s’incruster, dans un va-et-vient entre prise de contrôle et nouveaux gains financier, entre gain de puissance et de pouvoir, et enrichissement, le premier alimentant l’autre et inversement. Et au-delà du contrôle ayant pour objectif des gains financiers, il est tout à fait légitime de s’inquiéter du pouvoir sur la société obtenu via ce contrôle sur l’accès à la culture, au savoir et à l’information, où l’entreprise qui développe l’I.A. est en mesure aussi bien de parfaitement censurer que d’altérer tout accès à des données par ailleurs publiques.

Les I.A. statistiques sont ce qu’on appellera des sophages (de sophía, le savoir, et du suffixe -phage, qui mange), des mangeurs de connaissances, privatisant la culture et le savoir. Mais leur succès ne serait-il pas aussi un symptôme d’un mal plus profond, à la fois conséquence et catalyseur de la fainéantise naturelle des humains ? Les I.A. phagocytent notre culture et notre créativité, notre travail et notre intelligence, passés, présents et futurs, pour les déconstruire, via des méthodes stupides et brutales, et en faire des micro-tâches décérébrées délocalisées dans des pays pauvres, le tout sans la moindre attention pour la planète ou l’humanité. Mais attention, l’I.A. n’est peut-être qu’un exemple, un symptôme, ou la partie émergée d’un iceberg, d’un phénomène plus profond, d’une course à la stupidification de la société, guidée par la quête du profit capitalistique, dirigée par quelques riches et puissants cyniques, et suivie par trop de naïfs et de naïves. Comment mieux protéger ses propres intérêts quand on est riche et puissant qu’en s’assurant le contrôle de l’accès à la connaissance et à la culture, brique élémentaire et indispensable de toute forme de démocratie, et plus cyniquement en dirigeant la population sur une voie de stupidification massive ? Les grandes I.A. statistiques, les grands modèles de langages et autres I.A. génératives s’inscrivent parfaitement dans une telle stratégie, elles sont une nouvelle brique qui s’insère parfaitement aux côtés des réseaux sociaux privés et autres algorithmes qui contrôlent le contenu de nos vies numériques.

Le trou noir philosophique

Gargantuesques, les intelligences artificielles statistiques n’existent que parce qu’elles ingurgitent nos données, notre savoir, notre culture, dont elles dépendent pour leur apprentissage. Prétendant être des outils nous faisant gagner du temps, ou facilitant nos tâches les plus variées, elles se posent en fait en filtre, en rempart contre l’accès à ces connaissances, à cette culture. Elles ne régurgitent qu’un pseudo-consensus généralement biaisé et absolument sans intérêt philosophique ; elles le font via des méthodes brutales et stupides, ne nécessitant ni analyse ni aucune forme d’abstraction. Fermées, elles ne permettent aucune compréhension de leur propre fonctionnement.

Les I.A. sont des trous noirs philosophiques, dans lesquels la connaissance tombe sans retour possible.

  1. Voire avant même que le produit vanté n’existe, comme cela s’est passé lorsque Facebookdevenu Meta – s’est mis à promouvoir le tout à fait virtuel Métavers. ↩︎
  2. Voir celle signée par de nombreuses personnalités de la tech étasunienne, notamment Sam Altman et Elon Musk pour ne citer qu’eux, en 2023 ↩︎
  3. Où sont donc les experts de l’animation ou des effets spéciaux, les auteurs et réalisateurs expérimentés, qui testeraient l’usage de l’intelligence artificielle générative pour en faire des comptes rendus pointus sur les réseaux sociaux ? Si certains essaient, ils sont noyés dans le flot ininterrompu des publications amateurs. ↩︎
  4. En 2025, il ne semble pas y avoir encore de modèle économique viable derrière le développement des I.A. dont les coûts dépassent largement les recettes. ↩︎
  5. Même si on n’inclut pas les nombreuses externalités négatives, il est bien difficile de trouver ce que l’usage des I.A. génératives apporte à la société de fondamentalement bénéfique. ↩︎
  6. Uber en est un bel exemple. ↩︎
  7. C’est la trajectoire de merdification (enshittification) suivie par de nombreux produits et services telle que décrite par Cory Doctorow. Lire à ce propos ses articles sur pluralistic.net ↩︎

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