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Contre l’analyse, la force brute et la faillite du raisonnement cachent la perte des connaissances et l’aliĆ©nation de l’humain.

Loss of The Magnificent, 25 march 1804, par John Christian Schetky
En tant qu’ « intelligenceĀ Ā», l’I.A. a originellement pour but la rĆ©solution de problĆØmes, mais elle est aussi utilisĆ©e de maniĆØre appliquĆ©e comme un simple automatisme et reprĆ©sente Ć ce titre une rĆ©gression du savoir.
En effet, l’usage d’une mĆ©thode statistique telle que l’intelligence artificielle Ć base de rĆ©seaux de neurones et d’apprentissage automatique, tout en Ć©tant efficace pour faire des dĆ©couvertes cachĆ©es dans des masses de donnĆ©es gigantesques, ne permet pas d’Ć©tablir des rĆØgles, de comprendre des liens de causalitĆ©s, d’interprĆ©ter des thĆ©ories pourtant parfaitement capables de dĆ©crire les problĆØmes sur lesquels on travaille. AurĆ©lien Barrau1 l’exprime bien dans le domaine de la recherche en physique quantique :
Ā« Si l’IA nous permet de trouver une nouvelle particule Ć©lĆ©mentaire qu’on n’aurait pas vue sans son usage, (ā¦) je ne trouve pas Ƨa trĆØs intĆ©ressant. (ā¦) Je trouve que c’est la dimension non quantifiable aujourd’hui qui est pertinente.
La physique quantique, aujourd’hui, personne ne la comprend, personne ne sait ce qu’elle veut dire. Il y a un travail d’interprĆ©tation extraordinaire Ć mener. (ā¦) VoilĆ ce qui est intĆ©ressant, mais trĆØs peu de physiciens et physiciennes apprĆ©hendent cette dimension Ć la fois Ć©pistĆ©mique et poĆ©tique.
[l’IA] Ƨa marche, c’est efficace ! Mais c’est efficace pour quoi ? Qu’est ce qu’il y a d’intĆ©ressant ? Qu’est ce qu’on a compris du rĆ©el ? (ā¦) En quoi on a enrichi vĆ©ritablement le monde dans lequel on est ? (ā¦) Tant qu’on a indexĆ© la pensĆ©e Ć son usage, (ā¦) on rate finalement l’essentiel, c’est Ć dire la beautĆ©, qui effectivement, n’est pas quantifiable. Ā»
Ou par exemple, comme le dit le physicien Hubert Krivine2 :
ChatGPT pourrait retrouver le tableau de Mendeleïev mais pas les lois de la mécanique quantique qui sont derrière.
Plus pragmatiquement et en dehors mĆŖme de la recherche fondamentale, l’intelligence artificielle utilisĆ©e comme un automatisme participe aussi de la perte de connaissance Ć l’Ć©chelle humaine, dans tous les domaines où elle peut ĆŖtre utilisĆ©e, non seulement ceux dĆ©diĆ©s Ć la recherche de la connaissance elle-mĆŖme, mais jusqu’Ć l’artisanat numĆ©rique. Prenons par exemple un automatisme courant dans l’animation de personnages en images de synthĆØse ; afin de pouvoir animer le volume du corps d’un personnage en trois dimensions, on construit un squelette virtuel contraint par un certain nombre d’automatismes et contrĆ“lĆ© par l’animateur pour donner vie au personnage ; c’est ce qu’on appelle le rig en anglais3. La majoritĆ© des personnages se ressemblant, on utilise souvent des auto-rigs, des programmes qui crĆ©ent automatiquement ces squelettes en fonction du personnage Ć construire. Afin de dĆ©velopper ces auto-rigs, il est prĆ©alablement nĆ©cessaire de savoir crĆ©er ces squelettes, impliquant des notions complexes d’anatomie et de biomĆ©canique, d’ergonomie, d’outils mathĆ©matiques, d’animation et d’analyse du mouvement humain. Mais on pourrait tout aussi bien gĆ©nĆ©rer ces squelettes via des I.A. statistiques, Ć la seule condition d’avoir Ć disposition suffisamment d’exemples pour les entraĆ®ner ; il n’y a alors plus besoin de maĆ®triser toutes ces notions complexes, ce savoir analytique et symbolique, il n’y a plus besoin de capacitĆ© d’abstraction, mais seulement d’un rĆ©seau de neurones adĆ©quat, tel qu’il en existe dĆ©jĆ de nombreuses variations. On se passe alors de tout esprit au profit de l’usage d’une force brute, par Ć©conomie autant que par fainĆ©antise intellectuelle ; et le savoir faire autant que le savoir thĆ©orique disparaĆ®t, dĆ©lĆ©guĆ© Ć un automatisme qu’on ne sait pas analyser.
Faire sans savoir ; quand le rƩsultat compte plus que la connaissance
L’usage de l’I.A. statistique en tant que simple outil d’automatisation est un aveu d’Ć©chec de l’esprit humain. Nommer « intelligence artificielleĀ Ā» un rĆ©seau de simples perceptrons, de banals neurones artificiels informatiques, sous-entend que tout problĆØme que l’intelligence peut rĆ©soudre a une solution statistique pouvant se passer de toute analyse logique, et que l’intelligence elle mĆŖme, par dĆ©finition liĆ©e Ć l’esprit humain4, Ć©mergerait d’un cerveau rĆ©duit Ć une somme de connexions dans son rĆ©seau de neurones biologiques. En cĆ©dant Ć l’I.A. statistique, nous abandonnons, par simple fainĆ©antise5, l’idĆ©e de dĆ©couvrir et comprendre les algorithmes et la logique qui pourraient Ć©merger de ce rĆ©seau au cÅur de notre propre fonctionnement, jusqu’Ć risquer mĆŖme de perdre et laisser disparaĆ®tre un savoir analytique et des connaissances abstraites dĆ©jĆ acquises. Alors que l’I.A. a Ć©tĆ© dĆ©veloppĆ©e initialement dans un contexte d’exploration du fonctionnement du cerveau, l’I.A. statistique, et gĆ©nĆ©rative en particulier, est devenue un supplĆ©tif permettant d’Ć©viter d’avoir Ć analyser et comprendre nos propres algorithmes inconscient Ć©mergeant au sein du cerveau. Elle est une renonciation Ć comprendre le monde des formes de Platon, Ć la capacitĆ© d’abstraction poussĆ©e qui fait de l’humanitĆ© une espĆØce Ć part6. Malheureusement, plutĆ“t que de revenir, par le biais de cette renonciation, Ć un hypothĆ©tique Ć©tat de nature plus « animalĀ Ā», nous nous accrochons malgrĆ© tout au progrĆØs passĆ© et au confort technologique dĆ©veloppĆ© par notre espĆØce, tout en dĆ©lĆ©guant notre progrĆØs futur Ć des machines intelligentes trans-humaines, nous ramenant Ć notre Ć©tat de grands singes, Ć©ventuellement animaux de laboratoire ou domestiquĆ©s par, et volontairement soumis Ć , ces nouvelles machines.
L’I.A. nous aliĆØne
AprĆØs la mĆ©canisation du travail et de nos dĆ©placements, les systĆØmes informatiques complexes et les intelligences artificielles semblent nous mener Ć l’aube d’un changement sournois mais existentiel où plutĆ“t que de simplement faciliter la tĆ¢che nous dĆ©lĆ©guons aussi la conception de la tĆ¢che, et jusqu’Ć la dĆ©cision d’effectuer la tĆ¢che, par pure fainĆ©antise intellectuelle et surconsommation technophile, par fascination pour la magie informatique.
Imaginons un instant qu’une nouvelle civilisation extra-terrestre7 visite la planĆØte terre pour Ć©tudier les formes de vies qui y ont pris place ; quelques Ć©claireurs arrivent entre le 19ĆØ et le 20ĆØ siĆØcle. Ils y dĆ©couvrent une espĆØce humaine dominante, qui domestique, exploite et manipule aussi bien les autres espĆØces vivantes que diverses machines qui l’aident Ć travailler, se dĆ©placer, calculer, dupliquer, enregistrer… Au milieu du 21ĆØ siĆØcle arrivent d’autres reprĆ©sentants extra-terrestres pour entrer en contact avec cette espĆØce qui semble la plus en capacitĆ© d’Ć©changer avec eux. Ils dĆ©couvrent alors que leurs Ć©claireurs ont fait une erreur Ć©trange : l’espĆØce dominante ne semble pas ĆŖtre celle des singes habillĆ©s, mais bien une espĆØce virtuelle non-vivante, Ć©mergeant des rĆ©seau informatiques. C’est bien cette espĆØce logicielle qui dicte la vie des humains domestiquĆ©s : elle prend la plupart des dĆ©cisions importantes Ć leur place, leur dicte leurs dĆ©placements, conduit leurs engins, contrĆ“le leurs usines, dĆ©cide de leurs affectations dans le travail, mĆØne leurs guerres… Manipulant leur libre arbitre en restreignant leur choix et dĆ©cidant de leurs libertĆ©s, tout en rĆ©duisant leur accĆØs Ć la connaissance. Les extra-terrestres ont cependant un dernier doute ; assistent-ils Ć une sorte de symbiose mutuellement bĆ©nĆ©fique, les machines rĆ©pondant simplement Ć la fainĆ©antise de ces humains dont elles dĆ©pendent ? Mais cette ultime interrogation est vite rĆ©solue lorsqu’ils observent les humains nourrir et servir l’espĆØce artificielle mais dominante, lui apportant aussi bien matiĆØres premiĆØres qu’Ć©nergies et donnĆ©es virtuelles, le tout au dĆ©triment leur propre confort et survie, Ć©puisant leur propre Ć©conomie et les ressources de leur propre planĆØte. L’espĆØce humaine semble non seulement infantilisĆ©e, aliĆ©nant son pouvoir de dĆ©cision, mais mĆŖme rĆ©duite en esclavage, bien qu’Ć©trangement volontaire.
[Une nocivitĆ© de l’IA est] la perte du lien avec les choses, avec les gens, une sorte de « dĆ©comprĆ©hensionĀ Ā» du monde et une situation, dans les mots d’Illich8, de « monopole radical des machinesĀ Ā» ; c’est Ć dire que non seulement elles prennent tout l’espace, mais on n’arrive mĆŖme plus Ć imaginer comment faire sans, alors mĆŖme qu’il y a 20 ans on faisait trĆØs exactement la mĆŖme chose sans leur utilisation.
AurƩlien Barrau9
Sommes-nous Ć l’aube d’un tel monde ? Sommes-nous en train de nous aliĆ©ner au profit d’une nouvelle espĆØce dominante numĆ©rique ? ConsidĆ©rons nos transports, voitures, trains, avions, de plus en plus automatiques, que ce soit dans la conduite elle-mĆŖme que le choix des horaires et des trajets ; la gestion des flux de marchandises ; la gestion des usines ; les diagnostiques mĆ©dicaux et bientĆ“t les interventions mĆ©dicales elles-mĆŖmes ; une partie croissante des dĆ©couvertes scientifiques ; et maintenant la rĆ©daction de textes, la crĆ©ation graphique, l’art en gĆ©nĆ©ral ; demain les politiques Ć©conomiques et la planification ; les dĆ©cisions stratĆ©giques, guerriĆØres et le pilotage des armes… Les exemples de main-mise du numĆ©rique non seulement sur le savoir-faire mais aussi sur les processus dĆ©cisionnels et analytiques sont innombrables dans tous les aspects de la vie et de la sociĆ©tĆ© humaine, en particulier au vu de l’entrisme de l’intelligence artificielle. Vu de l’extĆ©rieur, qui contrĆ“le qui ? Qui n’a jamais Ć©tĆ© rĆ©duit Ć l’Ć©tat d’objet face Ć un logiciel, face Ć une dĆ©cision contrĆ“lĆ©e par un logiciel, où la rĆ©ponse est : « dĆ©solĆ© mais il n’y a pas la bonne caseĀ Ā» ? Sommes-nous toujours maĆ®tres de nos dĆ©cisions dans notre quotidien ; quels sont et quels seront les domaines où nous sommes, humains, rĆ©ellement libres de nos choix de mĆ©thode, d’horaire, de quantitĆ©, d’affectation, sans intervention numĆ©rique ? La multiplication des outils et automatismes numĆ©riques nous place-t-elle sur une trajectoire Ć©mancipatrice ? Que penser de nos grandes entreprises multinationales prĆŖtes Ć tout pour alimenter nos I.A. en matiĆØres non renouvelables, en Ć©nergie, en donnĆ©es, Ć©conomiquement et Ć©cologiquement Ć perte, et de ces milliers d’emplois gĆ¢chĆ©s au service d’un progrĆØs tout Ć fait virtuel ? N’est-ce-pas lĆ une forme d’esclavage, bien que l’on s’aliĆØne de plein grĆ©, bien que l’espĆØce humaine soit la seule Ć blĆ¢mer pour son propre malheur ?
Le choix de l’usage de la force brute pour rĆ©soudre divers problĆØmes via l’intelligence artificielle statistique plutĆ“t qu’une approche analytique et symbolique ne serait-il pas aussi le symptĆ“me d’une difficultĆ© insurmontable pour la conscience humaine dans l’analyse et l’abstraction de ses propres algorithmes inconscients qui lui restent cachĆ©s et mystĆ©rieux ? Ces algorithmes ont ils une complexitĆ© qui les Ć©loigne trop de la capacitĆ© de raisonnement logique de la conscience ? Comment se fait-il qu’un cerveau de bĆ©bĆ© soit capable de reconnaĆ®tre n’importe quel chat aprĆØs un apprentissage extrĆŖmement bref et simple de quelques exemples uniques, et non pas des millions de photos de chats comme une I.A. statistique le nĆ©cessite, sans que nous ne soyons pour autant capables ne serait-ce que de commencer Ć imaginer les processus Ć lāÅuvre, imbriquĆ©s dans notre propre cerveau, et que la conscience est pourtant censĆ©e contrĆ“ler ? Doit-on pour autant abandonner l’effort de l’accĆØs Ć la connaissance ?
- Aurélien Barrau, 1973- : astrophysicien philosophe et militant écologiste français. Il est spécialiste de la relativité générale et de la physique des trous noirs, et renommé pour son travail sur la gravitation quantique à boucles.
La citation est extraite d’une interview donnĆ©e au festival Livres en marche en 2024, « Intelligence artificielle : l’homme est il devenu obsolĆØteĀ Ā» ā©ļø - Dans une interview donnĆ©e au magazine Sciences et Avenir.
Hubert Krivine, 1941- : physicien franƧais, ancien chercheur au Laboratoire de physique thĆ©orique et modĆØles statistiques (LPTMS) de l’universitĆ© d’Orsay,Ā auteur notamment de Comprendre sans prĆ©voir, prĆ©voir sans comprendre (2018), L’IA peut-elle penser ? Miracle ou mirage de l’Intelligence Artificielle (2021), ChatGPT, une intelligence sans pensĆ©e (2025) ā©ļø - En franƧais (au QuĆ©bec en particulier) on pourrait utiliser le mot squelettage, mais celui ci est moins courant. ā©ļø
- Nous l’avons vu en introduction (Lire Petite histoire de lāI.A.), il n’y a pas de dĆ©finition de l’intelligence qui ne soit pas liĆ©e Ć l’humain ; l’intelligence n’existe qu’en tant que concept purement humain. ā©ļø
- Comprendre ici la fainĆ©antise au sens large ; le besoin innĆ© de prendre le chemin le plus facile et le plus court. ā©ļø
- La thĆ©orie des formes de Platon postule l’existence d’un monde abstrait et parfait dĆ©crivant les formes de toutes choses, duquel toute chose, tout objet sensible du monde que nous percevons, est une instance. Nous pouvons acquĆ©rir – ou plus exactement nous remĆ©morer – la connaissance de ce monde des formes par l’abstraction, l’analyse de ces instances, des objets sensibles auxquels nous avons accĆØs. ā©ļø
- Lire Une boĆ®te noire pour une autre expĆ©rience de pensĆ©e impliquant une autre civilisation extra-terrestre. ā©ļø
- Ivan Illich, 1926-2002 : philosophe autrichien, penseur de l’Ć©cologisme et critique important de la sociĆ©tĆ© industrielle. ā©ļø
- « Intelligence artificielle : l’homme est il devenu obsolĆØteĀ Ā» ā©ļø
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