
Triglav III, Marko Pernhart, 19e siècle.
La vision des couleurs est aussi vaste que la faune terrestre et maritime, et si l’humain fait partie des animaux ayant la meilleure acuité visuelle1, il est toutefois loin d’en percevoir toutes les nuances. Au sein même de l’espèce, d’un individu à l’autre, mais aussi d’une heure à l’autre, d’une saison à l’autre et d’un lieu à l’autre, il semble bien que la perception des couleurs, profondément subjective, soit aussi contextuelle que variable. Il faut dire que l’image consciente que nous formons n’est pas que le simple résultat des processus physiques que je viens de décrire, mais aussi d’une interprétation cérébrale venant complexifier un peu plus le sujet. En effet, d’autres processus autrement plus complexes que la relativement simple comparaison des différents signaux des photorécepteurs entrent en jeu, avant la formation des qualia de couleurs, permettant aussi bien une amélioration de la perception de l’environnement et de ses contrastes que divers « effets d’optiques » qui sont bien souvent plutôt des effets, et des biais, neurologiques et cérébraux, des heuristiques permettant globalement d’accélérer notre vitesse de compréhension et de réaction aux stimulus, améliorant notre survie et assurant notre sélection tout au long des millions d’années de notre évolution.
La perception des couleurs s’éloigne ainsi rapidement d’une simple interprétation de leurs composantes physiques. Par exemple, à luminance physiquement égale (c’est-à-dire à nombre de photons par seconde constant), la luminosité perçue d’une lumière augmente avec la pureté de la teinte, la saturation chromatique : un gris coloré parait toujours plus sombre que la même teinte non grisée, plus saturée, alors même que leur intensité physique peut être la même. Ce phénomène, qu’on nomme Helmholtz-Kohlrausch2, des noms de ses découvreurs, est loin d’être négligeable : l’écart entre luminosité perçue et luminance réelle, qu’on peut évaluer empiriquement en faisant comparer des stimuli à des témoins, peut atteindre un facteur deux sur certaines teintes, notamment bleutées. Cette constatation met à mal la synthèse additive des couleurs dont nous reparlerons par la suite, qui est la synthèse à la base de tout système numérique, et complique notoirement l’éclairage des images de synthèses, qui ne doit pas être une simple copie du monde physique pour aboutir à des images aussi bien plaisantes que crédibles malgré les contraintes matérielles de cet univers parallèle, artificiel et diminué qu’est le monde numérique. D’une manière similaire, si l’on ajoute du blanc ou du gris à une teinte donnée, alors non seulement, et tout à fait logiquement, la luminosité varie, mais la teinte elle-même semble varier. C’est l’effet Abney3, qui tire les teintes vers le violet lorsqu’elles sont grisées. Ces différentes constatations et l’étude empirique de la perception des couleurs nous font constater que la manière dont nous percevons les couleurs est très bien décrite selon trois paramètres intuitifs :
- la luminosité, qui va du noir au blanc en passant par les gris et autres teintes, et qui diffère de la luminance physique, en n’étant pas proportionnelle au nombre de photons par secondes des rayons lumineux ;
- la teinte, qu’on peut faire correspondre à la perception d’une longueur d’onde bien précise, qu’on situe sur le cercle chromatique, c’est-à-dire celui de l’arc-en-ciel auquel on ajoute les pourpres pour en relier les deux extrémités, mais encore une fois qui n’est pas proportionnelle à des proportions physiques de longueurs d’ondes réelles dans les rayons, et qui est même très difficile à relier à ces grandeurs physiques ;
- et enfin la saturation, qui permet de placer la couleur sur une échelle allant de la lumière blanche du soleil (ou d’une autre lumière possédant les mêmes proportions de longueurs d’ondes), à la couleur d’un rayonnement ne contenant (presque) qu’une longueur d’onde.
Mais les choses n’étant jamais simples, et alors qu’on constate déjà la difficulté à faire correspondre des grandeurs physiques à des qualia précis, il faut aussi ajouter que la perception de ces couleurs, que cette correspondance, n’est pas fixée, qu’elle change en permanence, relativement à son environnement et donc qu’elle évolue dans l’espace et le temps. Ainsi, un blanc ne l’est pas toujours ; à rayons de composition constante, la luminosité et la teinte perçues peuvent varier…


La neige est blanche, c’est bien connu. Et pourtant, quand j’évolue sur les grandes étendues blanches d’altitude de la Vanoise, au-delà de la limite de la forêt, où naissent (et meurent…) les glaciers, sous le soleil hivernal, les zones d’ombres de la neige m’apparaissent d’un bleu profond, mais saturé, rappelant celui du ciel. La neige illuminée me renvoie directement les rayons du soleil, d’un blanc éblouissant, et même aveuglant à cette altitude, tandis que la neige ombrée n’est éclairée qu’indirectement, par la lumière bleu intense diffusée par le ciel. D’ailleurs, par temps gris, ce contraste coloré entre illumination et ombre est bien moins saisissant, voire inexistant, les ombres revenant à un gris plus neutre. Jusque-là, rien que de très logique, tout notre système visuel étant conçu pour fonctionner sous la lumière du soleil, relativement centré sur le spectre visible de celui-ci. Mais si je redescends plus bas et que je chemine dans la forêt, ou les zones lumineuses laissent place à de vastes zones ombrées par les sapins, ma vision semble s’adapter, et c’est l’ombre qui m’apparaît blanche, alors que les taches formées par la lumière directe du soleil qui se fraye un chemin à travers les épines permanentes des épicéas m’apparaissent d’un jaune-orangé flamboyant. Cet effet est encore plus saisissant lorsque le chemin alterne entre prairies enneigées et bosquets ombrés, où ma perception des couleurs ne cesse de vaciller, et où l’on prend conscience que la blancheur est très relative. C’est précisément cet effet – que l’on appelle la balance des blancs en photographie quand on doit le compenser ; nous y reviendrons – qui nous permet d’attribuer, à tort, des couleurs fixes à des objets, qui nous fait considérer la couleur comme une propriété intrinsèque des objets, qui nous fait oublier qu’en réalité, la lumière renvoyée par les objets que nous observons, sa composition physique, n’est jamais deux fois la même et dépend fondamentalement de l’éclairage qui nous révèle le monde. Que la neige soit éclairée par une lumière jaune, orange ou bleue, elle reste blanche ; parce que nous la considérons comme telle, mais aussi, et en fait surtout, parce qu’une fois le temps d’adaptation passé, une fois l’accommodation faite, nous la voyons réellement blanche, le quale est le même et nous perdons toute conscience d’une quelconque couleur réelle, pour autant que nous ne soyons pas dans le cas extrême d’un éclairage monochromatique par exemple. La couleur n’a ainsi aucune ontologie, elle n’existe pas dans le monde physique, elle est fondamentalement subjective et variable. Il est tout à fait impossible de déduire une couleur perçue d’une simple mesure physique d’un rayon lumière si l’on ignore le contexte. Le même rayon pourra être perçu aussi bien orange que blanc ou bleu selon le contexte. Autre région, autre expérience : en 2004, le designer Patrick Jouin avait recouvert tous les espaces vitrés de la gare Lille Flandres, dans le Nord de la France, de filtres roses. Évidemment, sortir d’un train éclairé de manière plus banale dans cette gare était surprenant, mais on s’y habituait vite et on finissait par oublier complètement cette teinte rosée inondant toute la gare. On s’accommodait, jusqu’au moment de sortir de la gare ; c’est à cet instant précis que la véritable surprise venait saisir les voyageurs : le monde prenait soudain une teinte verte acidulée, et il fallait quelques instants à notre pauvre cervelle pour reprendre ses esprits et nous rendre notre perception habituelle. Ce sont là des exemples très parlant de l’influence du cerveau sur notre conscience, esclave de nos neurones, mais de tels phénomènes ont lieu en permanence, aussi bien par une adaptation temporelle comme nous le voyons, mais aussi spatiale, où la perception locale de couleurs dans une zone de notre champ de vision dépend de la juxtaposition d’autres couleurs ou de son environnement immédiat.
Ces phénomènes d’adaptation peuvent être facilement provoqués pour vous faire voir des couleurs chimériques4. En regardant une couleur saturée suffisamment longtemps pour « fatiguer » les photorécepteurs de la rétine, c’est-à-dire quelques dizaines de secondes, jusqu’à altérer temporairement l’interprétation du signal, puis en portant rapidement son regard sur une couleur très différente et plus neutre, on peut alors percevoir des couleurs qui n’existent pas, qu’on dit chimériques. Cette expérience met d’ailleurs en évidence la notion de couleurs complémentaires qui résulte du traitement des signaux des cônes par le système nerveux, tel que décrit par Ewald Hering comme nous l’avons exploré précédemment5. Par exemple, si vous regardez longuement un jaune saturé, puis portez le regard sur du noir, vous verrez alors apparaitre du bleu strygien6, une teinte aussi sombre que le noir, ce qui est théoriquement impossible. En fixant un vert très saturé puis en portant le regard sur du blanc, c’est un rouge autolumineux qui apparait, c’est-à-dire une teinte plus lumineuse que le blanc, là aussi une propriété physiquement impossible. Enfin, en fixant du cyan suffisamment saturé avant de regarder sa complémentaire, du orange saturé, il se forme dans la conscience un orange encore plus saturé, une teinte plus saturée que saturée, un orange hyperbolique. Ces trois types de couleurs, strygienne, autolumineuse et hyperbolique, qui n’existent que dans la conscience d’individus humains mais n’ayant aucune existence physique, sont ce qu’on appelle les couleurs chimériques.

L’intensité elle-même de la lumière n’est pas évaluée de manière absolue par le cerveau, mais bien adaptative et relativement à la luminosité globale de l’environnement ; si l’on a conscience d’être en pleine lumière ou dans la pénombre, notre perception s’adapte progressivement de manière à optimiser le contraste de notre champ de vision. Cet effet peut même être constaté très localement. Deux gris, exactement de la même intensité physique, sont perçus tout à fait différemment suivant que la surface observée est située sous une ombre ou en pleine lumière ; Là encore, c’est comme si le cerveau effaçait, compensait l’influence de la lumière sur la surface observée, comme dans une tentative de nous révéler une couleur, un gris dans cet exemple, qui serait une propriété de l’objet, qui soit intrinsèque et constante. C’est ce qu’on appelle la loi du contraste simultané, où la perception d’une couleur dépend de celles qui lui sont contiguës.
Toutes ces propriétés, phénomènes et processus font toute la subjectivité de la couleur, qui pose à la fois des difficultés pour la décrire objectivement et la reproduire artificiellement, tout en ouvrant un large éventail créatif, émotionnel, narratif, aux artistes de tout temps.
Ambrose Bierce7 écrit la nouvelle The Damned Thing8 (la chause maudite) en 1893 où il imagine un monstre d’une couleur au-delà des sens humains, le rendant invisible. En 1920, David Lindsay9 imagine deux nouvelles couleurs primaires, « ulfire » et « jale », dans son roman de science-fiction Un voyage en Arcturus, tandis que sept ans plus tard H.P. Lovecraft10 écrit La couleur tombée du ciel, une nouvelle dans laquelle un artefact extraterrestre trouvé dans une météorite émet une couleur étrange, inconnue. Cette nouvelle a été adapté plusieurs fois au cinéma11, en radio12, en bande dessinée13… En 1963, Marion Zimmer Bradley14 évoque une « huitième couleur » visible durant le voyage supraluminique, dans son roman The Colors of Space (les couleurs de l’espace). Terry Pratchett15, dans sa série de romans humoristiques du disque-monde, décrit aussi une « huitième couleur », l’octarine, un pourpre jaune-verdâtre fluorescent, qui ne peut être vue que par les magiciens et les chats !
- C’est-à-dire la capacité de discerner des détails fins, même à relativement grande distance. ↩︎
- Friedrich Kohlrausch (1840 – 1910) est un physicien allemand ayant étudié la conductivité, mais aussi l’élasticité, la thermoélectricité, la conduction thermique ainsi que la mesure précise des champs magnétiques et électriques. Il est le fils de Rudolf Kohlrausch a qui l’on doit, avec Wilhelm Weber, l’usage de la lettre c pour la vitesse de la lumière dans le vide, et dont les travaux sont à l’origine de la conjoncture de Maxwell selon laquelle la lumière est une onde électromagnétique. ↩︎
- William de Wiveleslie Abney (1843 – 1920) est un ingénieur militaire britannique, spécialisé en chimie et physique de la photographie, à l’origine en 1886 de la loi de proportionnalité qui porte son nom en photométrie, l’art de mesurer la lumière telle qu’elle est perçue par l’humain. Selon cette loi importante pour la synthèse additive des couleurs, si deux lumières A et B sont perçues de mêmes luminosités, et si deux autres lumières X et Y sont également perçues de mêmes luminosités, alors les mélanges respectifs de ces lumières,
A+X,B+Y, ou encoreA+YetB+Xsont tous perçus de même luminosité, alors que les quatre lumières sont potentiellement d’une luminance, d’une intensité physique différente. Ce n’est pas là un phénomène physique, mais bien une constatation empirique de la manière dont le cerveau traite les lumières. ↩︎ - Paul Churchland, Chimerical colors: some phenomenological predictions from cognitive neuroscience, Philosophical Psychology, 2005. ↩︎
- Cf. Couleurs invisibles. ↩︎
- Les stryges sont des démons femelles ailés, mi-femmes, mi-oiseaux, qui poussent des cris perçants, apparus dans la culture greco-romaine de l’Antiquité. Leur nom et la description qu’Ovide en fait dans Les métamorphoses vient de la chouette effraie, « strínx » en grec ancien. ↩︎
- Ambrose Gwinnett Bierce (1842 – 1914) est un auteur, journaliste et vétéran de la guerre civile étasunienne. ↩︎
- Le texte est disponible en anglais sur Wikisource. ↩︎
- David Lindsay (1876 – 1945) est un auteur écossais surtout connu pour son roman de science fiction philosophique Un voyage en Acturus. ↩︎
- Howard Phillips Lovecraft (1890 – 1937) est un auteur étasunien, renommé pour ses œuvres d’horreur, de fantaisie et de science-fiction, notamment son mythe de Cthulhu. On parle encore aujourd’hui d’ »horreur lovecraftienne » en référence à son œuvre. ↩︎
- 1965 : Le Messager du diable (Die, Monster, Die!), réalisé par Daniel Haller.
1987 : La Malédiction céleste (The Curse), réalisé par Keith David.
2010 : Die Farbe, réalisé par Huan Vu.
2020 : Color Out of Space, Richard Stanley, avec Nicholas Cage.
Annihilation, réalisé en 2018 par Alex Garland, présente plusieurs similitudes avec la nouvelle. ↩︎ - La Couleur tombée du ciel, adapté par Laurent Martin et réalisé par Étienne Valles a été diffusé en 2013 sur la radio française France Culture. ↩︎
- Los mitos de Cthulhu, de Alberto Breccia en 1973.
La Couleur tombée du ciel (異世界の色彩), de Gō Tanabe, traduit en français par Sylvain Chollet, en 2020. ↩︎ - Marion Eleanor Zimmer Bradley (1930 – 1999) est une autrice de fantaisie et de science-fiction étasunienne. Elle est surtout connue pour son roman Les dames du lac (The Mists of Avalon), une réécriture de la légende arthurienne centrée sur Morgane, et son cycle de science-fiction La romance de Ténébreuse (Darkover). ↩︎
- Sir Terence David John Pratchett (1948 – 2015) est un auteur, humoriste et satiriste anglais connu pour sa série de 41 romans de fantaisie humoristique Les annales du Disque monde (Discworld) et son roman De bons présages (Good Omens), adapté en série TV en 2019 diffusée sur la plateforme Amazon et la BBC. ↩︎


Laisser un commentaire