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De l’œil à la conscience

Retina, A. Danielsson, 1880
Coincés dans notre représentation humaine et subjective de notre environnement, nous avons tendance à surestimer les capacités visuelles des animaux et sous-estimer leurs autres sens, jusqu’à avoir une idée au moins biaisée, voire complètement fausse, de leur umwelt1, leur environnement perceptif propre. Si les animaux dotés de la vue peuvent, parfois, distinguer différentes longueurs d’ondes, cela ne signifie pas pour autant qu’on peut parler de couleurs perçues, dans le même sens que celles perçues par les êtres humains.
La conscience et les qualia de couleurs
Maintenant que nous abordons la perception biologique de la lumière, nous ne mentionnerons plus la couleur comme une éventuelle teinte associée à une longueur d’onde (ou un bouquet de longueurs d’ondes), mais bien comme le quale2, la perception consciente et subjective qu’en a un être humain. Ces qualia composent la conscience phénoménale des individus ; ils sont le contenu subjectif de l’expérience, comme les couleurs telles que nous en avons conscience, ou la sensation de faim, de douleur, de fatigue, mais aussi le ressenti des humeurs, sentiments, émotions… Ils sont les phénomènes ineffables qui semblent n’exister qu’au sein de notre conscience et impossibles à décrire à ceux qui ne les vivraient pas. Le lien entre les propriétés physiques qui les provoque et les qualia est cependant difficile à établir ; une longueur d’onde est une propriété objective que l’on peut supposer exister même sans conscience pour la percevoir – encore que cette question peut être posée aussi – tandis qu’un quale, subjectif, n’existe que dans la conscience qui en fait l’expérience. Thomas Nagel3 dans son célèbre article Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ?4 illustre bien cet écart : s’il est possible d’expliquer scientifiquement le fonctionnement de l’écholocation des chauves-souris, il est cependant impossible d’avoir la moindre idée de « l’effet que cela fait » de percevoir le monde par ce moyen. L’argument de la connaissance5 est une expérience de pensée célèbre, proposée par Frank Jackson6, qui aborde ces questions liées aux qualia. Dans cette expérience de pensée, Mary est une brillante scientifique, mais elle a vécu toute sa vie dans une chambre en noir et blanc, et n’a pu étudier le monde qu’à travers une télévision aussi en noir et blanc ; elle n’a jamais vu de teinte. Elle se spécialise toutefois dans la neurophysiologie de la vision, jusqu’à apprendre tout ce qu’il est possible de savoir sur ce qui se passe lorsque nous voyons les teintes comme celles des tomates mûres ou du ciel, et quand nous utilisons des termes comme « rouge » ou « bleu ». Que se passera-t-il quand Mary sortira de sa chambre ? Apprendra-t-elle quelque chose de nouveau ? Frank Jackson propose une réponse : il parait évident qu’elle découvrira une nouvelle expérience visuelle du monde, qu’elle fera l’expérience de nouveaux qualia, qu’elle apprendra donc quelque chose sur le monde, alors qu’elle possédait déjà auparavant absolument toutes les connaissances, toutes les informations physiques sur ces phénomènes. Donc, selon le philosophe à l’époque, le physicalisme est faux, il y a bien une dualité entre le monde physique et la conscience, cette dernière n’est pas réductible à des processus physiques et neurophysiologiques. Jackson soutenait ainsi l’idée que les qualia et la conscience sont un épiphénomène, c’est-à-dire qu’ils ont une existence non physique, même si leur existence est bien causée par des phénomènes physiques et qu’ils ne causent aucun changement dans le monde physique. Il est depuis revenu sur cette idée et a écrit en 2003 : « J’ai capitulé et je me dis maintenant que le problème intéressant, c’est de savoir comment les arguments intuitifs à l’encontre du physicalisme – ces arguments qui semblent si puissants – nous poussent à nous tromper »7. Avec le développement contemporain de l’intelligence artificielle, et la grande influence des acteurs des technologies numériques, ardents défenseurs d’une forme de physicalisme, le connexionnisme, pour qui tout est physique et mathématiquement simulable, y compris la conscience, notamment via des réseaux neuronaux suffisamment complexes, ne serait-il pas sain, ou au moins intéressant, de repenser une forme de dualisme, ne serait-ce que pour redonner un peu de poésie au monde moderne ? Du reste, les processus qui mènent à l’émergence de la conscience restent toujours un mystère, et, pour revenir au sujet de cet ouvrage, les qualia colorés restent physiquement inexplicables, bien que comme nous allons maintenant le voir, la manière dont les signaux lumineux captés par les photorécepteurs de la rétine sont traités par les neurones soit aujourd’hui bien connue.
L’œil…
Chaque photorécepteur, bâtonnet ou cône, est sensible à une gamme relativement large de longueurs d’onde, et ne distingue pas les longueurs d’onde précises qu’il absorbe ; il ne fait que « compter » les photons arrivant dans la gamme où il est sensible, et en « rate » de plus en plus quand la longueur d’onde s’éloigne de cette gamme. Il génère alors un signal dépendant uniquement du nombre de photons comptés, donnant une information d’intensité, mais pas de teinte. C’est exclusivement la comparaison de l’intensité donnée par différents types de photorécepteurs qui permet de distinguer les teintes.
Chez l’être humain, la vision dans l’obscurité se fait principalement grâce aux bâtonnets, et ne permet donc pas de distinguer efficacement les teintes ; c’est seulement l’intensité de la lumière qui est traitée par le cerveau. Le cerveau traduit alors cette intensité par une échelle visuelle commençant par le noir, quand aucun photorécepteur n’est actif. La couleur spécifique et théorique qui résulterait uniquement de l’activation des bâtonnets est indéfinissable, puisqu’avec l’augmentation de l’intensité de la lumière, la couleur perçue dépend aussi du signal venu des cônes qui s’activent à leur tour. Il faudrait pour définir cette couleur pouvoir désactiver tous les cônes de la rétine, ou demander à quelqu’un dont tous les cônes seraient défectueux ou inexistants de la décrire. Quoi qu’il en soit, aucune information de teinte ne peut être tirée de l’activation de ces bâtonnets seulement, et on peut considérer qu’ils ne participent qu’à l’évaluation de la luminosité, comme une image en noir et blanc. Ou plutôt en noir et gris, puisque les bâtonnets ne sont performants que dans les lumières faibles et ne participent pas aux intensités qu’on qualifierait de blanc. C’est quand l’intensité lumineuse augmente que l’on commence à discerner les teintes, grâce à l’activation des trois types de cônes. De la même manière que les bâtonnets, en « comptant » les photons, chaque cône génère un signal d’intensité, et on obtient trois intensités pour les trois gammes de longueurs d’onde des trois types de cônes. Plus précisément, un premier signal donne la quantité de photons, l’intensité, dont la longueur d’onde est centrée sur 437 nm, qu’on appellera B ; un deuxième signal correspond à une gamme centrée sur 533 nm, appelons le V ; et un dernier signal correspond à une gamme centrée sur 564 nm, R8. Une comparaison de ces trois signaux permet au cerveau de déduire une teinte, et on constate que si l’intensité correspondant à la première gamme, B, est très majoritaire, alors on voit du bleu. Si c’est la deuxième gamme, V, on voit du vert. Et si c’est la troisième gamme, R, qui est très majoritaire, la teinte sera rouge9. Les autres teintes qui composent tout l’arc-en-ciel sont le résultat des mélanges, des différentes proportions entre ces trois signaux.

Et les neurones
L’inférence d’une teinte unique depuis trois signaux distincts s’appelle la trichromie. Un système de trichromie permet reproduire toutes les couleurs visibles à partir de seulement trois teintes de base, qu’on appellera les couleurs primaires. La lumière naturelle est composée d’une gamme continue de photons de toutes les longueurs d’ondes possibles, mais les cônes ne permettent pas de mesurer ces longueurs d’ondes précisément. Prenons un exemple : regardons une belle orange bien mûre. Vous pourrez aussi prendre une clémentine ou une carotte, ou, plus simplement, en imaginer la couleur. Vous l’avez en tête ? Je viens de vous faire fabriquer un quale, j’ai placé une couleur dans votre conscience, qui n’est le résultat d’aucun signal lumineux ! Prenez donc cinq minutes pour réfléchir à l’ontologie de ce quale. Quelle est son existence physique et quelle est la chaîne de causalité qui l’a créé ? Analysons maintenant cette couleur. Cet orange vif est principalement dû au carotène contenu dans la peau de l’orange ou dans la carotte, qui réfléchit surtout les photons dont la longueur d’onde se situe entre 550 et 600 nm, et absorbe la majorité des autres longueurs d’onde. Ces photons vont activer essentiellement deux de nos types de cônes, plutôt les R, et un peu les V, mais pas du tout les B, et émerge alors un quale orange. Regardons maintenant une photo de cette orange ou de cette carotte, sur un écran numérique. Un tel écran reproduit l’image au moyen d’une grille de pixels, de minuscules points générant chacun une couleur précise à partir de trois primaires. Si votre écran est correctement fabriqué, ces trois primaires sont des lumières rouge, verte et bleue, respectivement composées de l’équivalent de photons de longueur d’onde de 612 nm, de 547 nm et de 464,5 nm. C’est une convention, une norme qu’on appelle sRGB, que sont censés respecter la majorité des écrans. Dans chaque pixel, le mélange, l’addition de chacune de ces trois lumières primaires définit la couleur du pixel, par trichromie. Notre orange et notre carotte sont donc représentés par des pixels qui généreront un mélange en proportion à peu près égale de lumière rouge, vers 612 nm, et verte, vers 547 nm, sans aucune lumière bleue. C’est là un mélange lumineux très différent de celui de la véritable orange et de la véritable carotte, qui contenait lui tout le spectre visible avec une majorité de photons de longueur d’onde autour de 575 nm, et pourtant, nous voyons exactement le même orange, nous sommes incapables de distinguer les deux. En effet, les photons « naturels » de 575 nm peuvent activer aussi bien les cônes R que V, alors que dans le mélange artificiel, les photons de 612 nm activent surtout les cônes R, et les photons de 547 nm activent surtout les cônes V, mais le résultat est le même : les mêmes cônes sont activés dans les mêmes proportions, et le signal nerveux qui en résulte est identique. Notre nombre limité de types de cônes réduit en fait grandement notre perception des teintes, et la quantité de couleurs que nous voyons : nous sommes incapables d’analyser le spectre lumineux en détail, et il y a en réalité une infinité de combinaisons de longueurs d’ondes possibles pour générer chaque couleur que nous voyons. Toutes ces lumières que nous percevons de manière identique bien qu’elles soient composées d’un spectre différent, sont ce qu’on appelle des couleurs métamères, ou homochromes.
- L’umwelt (umwelten au pluriel) est un mot allemand désignant l’environnement, et plus précisément en biologie, l’environnement sensoriel, le « monde propre » à chaque espèce ou chaque individu, selon Jakob von Uexküll (1864 – 1944), biologiste allemand. Selon cette théorie, tous les organismes, bien que partageant le même environnement, font l’expérience de différents mondes qui leur sont propres. Ainsi, l’humain usant principalement de la vue pour analyser le monde qui l’entoure a une perception et vit dans un monde très différent de celui de chauve-souris qui usent surtout de l’écholocation, ou que celui des oiseaux qui sont sensibles au champ magnétique terrestre pour s’orienter. ↩︎
- Thomas Nagel (1937 – ) est un professeur de philosophie et de droit étasunien. Il s’oppose au physicalisme, au réductionnisme, dominant à son époque, selon lequel la conscience peut être entièrement décrite en termes de processus physiques, neurobiologiques. ↩︎
- Thomas Nagel (1937 – ) est un professeur de philosophie et de droit étasunien. Il s’oppose au physicalisme, au réductionnisme, dominant à son époque, selon lequel la conscience peut être entièrement décrite en termes de processus physiques, neurobiologiques. ↩︎
- What is it like to be a bat?, publié dans la revue The Philosophical Review en 1974. ↩︎
- Aussi connue sous le nom de chambre de Mary, publiée en 1982 dans l’article Epiphenomenal Qualia dans la revue Philosophical Quarterly puis développée dans l’article What Mary didn’t know dans The Journal of Philosophy en 1986. ↩︎
- Franck Jackson (1943 – ) est un philosophe australien. Ses recherches portent principalement sur la philosophie de l’esprit, l’épistémologie, la métaphysique et la méta-éthique. Tout comme Thomas Nagel, l’auteur de Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ?, il soutient une forme de dualisme à l’encontre du physicalisme dominant son époque, dont la chambre de Mary est un argument. Il a cependant depuis rejeté cet argument. ↩︎
- Franck Jackson, Mind and Illusion, Minds and Persons, 2003. ↩︎
- L’usage veut plutôt qu’on les nomme en fonction de la gamme longueurs d’onde qui leur est associée, donc court (ou S pour « short » en anglais), moyen (ou M pour « middle ») et long (ou L pour « long »), mais je pense qu’il est plus simple et visuel, pour vous lecteur ou lectrice, de parler ici respectivement de B pour « bleu », V pour « vert » et R pour « rouge ». ↩︎
- En réalité, le centre de la gamme des longueurs d’onde qui active les cônes R, 564 nm, correspond plutôt à ce que nous voyons comme jaune. Mais les photons d’environ 564 nm activent aussi les cônes V, et c’est ce mélange que le cerveau traduit en jaune. Le rouge intense correspond aux longueurs d’onde plus longues où ce sont très majoritairement les cônes R qui s’activent, et plus du tout les cônes V. ↩︎
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